ALAGOINHAS, BRESIL 17
OCTOBRE 1999 / 01 AVRIL 2000
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Il est 20 heures à
Paris ce dimanche 17 octobre quand par le hublot, après avoir
traversé pour la première fois le grand océan,
j'aperçois enfin la terre rouge du Brésil,.
La France est loin
derrière. Une aventure de presque 6 mois commence.
Alagoinhas, Bahia. Ce
nom de ville m'était encore inconnu il y a un an. C'était
alors le grand rush de la fin des études : mémoire à
boucler, fin d'un stage pas très épanouissant au siège
d'une grande société de restauration collective,
grandes fêtes de l'amitié avec les collègues du
DESS, et un séjour d'une dizaine de mois à Taizé
en perspective.
Ce séjour devait
permettre de faire un break avant d'entrer sur le marché du
travail, de réfléchir un peu à ce qui me
paraissait important, avec éventuellement ensuite, quelques
mois ailleurs, pour découvrir une autre réalité.
Rencontres, discussions,
cheminement ont confirmé peu à peu ce désir de
partir voir ailleurs, comme une étape nécessaire.
Beaucoup de possibilités ont surgi, dont celle d'Alagoinhas,
au Brésil.
Il a fallu réfléchir
: pourquoi partir ? Comment ? Dans quel cadre ? Tenir compte des
réalités administratives et matérielles, de ce
qu'il était important de trouver sur place, de ce que je
cherchais.
Et me voilà ici,
à Alagoinhas, Bahia, Brésil. Je vais travailler pendant
cinq mois et demi avec les frères de la Communauté de
Taizé, avec des enfants d'un quartier pauvre.
Et essayer de raconter
un peu...
BRESIL
Brésil... Un pays
immense qui couvre plus de la moitié de l'Amérique du
Sud, presque 40 fois la France. Des paysages, des populations, des
modes de vie multiples. La forêt amazonienne qui couvre un
tiers du territoire, les grandes étendues sèches du
sertão, les villes gigantesques (São Paulo, 17 millions
d'habitants). Pays riche, pays pauvre. Ici, il n'y a pas de classe
moyenne : il y a une minorité de riches, et une grande
majorité de pauvres. Les difficultés sont multiples :
emploi, logement, éducation, transports. La démocratie
n'est officielle que depuis une quinzaine d'années, mais n'est
souvent que de papier, la corruption est partout.
Brésil... Pays à
climat tropical, chaleur et humidité. Les jours ont tous la
même longueur. Hiver ou été, invariablement, le
soleil se lève à 6h00, pour se recoucher à
18h00.
Brésil... Une
autre langue, le portugais, bien plus chantant que celui du Portugal,
plus proche des sonorités espagnoles.
L'état de Bahia
se trouve dans ce que l'on appelle le Nordeste, une des régions
les plus pauvres du pays, et a pour capitale, Salvador. Salvador,
fondée par les colons portugais, a été la
première capitale du Brésil, , avant Rio de Janeiro et
aujourd'hui Brasilia. C'est un état très particulier :
y vit une grande proportion des descendants des esclaves africains
amenés pendant des siècles par les colons portugais ou
hollandais. Population métissée : africains, européens
(Portugais, Hollandais et Allemands), indiens. Avec une tradition
africaine très vivace : musique, religion, culture...
ALAGOINHAS
Alagoinhas est à
presque deux heures d'autobus au nord de Salvador. La route que nous
empruntons est la nationale qui relie les différentes villes
de la région à Salvador, São Paulo, puis,
beaucoup plus loin, Rio
de Janeiro. Il n'y a pas
de plus grande route, et celle-ci est déjà bien
cabossée...
Alagoinhas, ville
d'environ 150 000 habitants, organisée en quartiers. On ne
peut pa dire que ce soit beau. Pas d'immeubles, excepté
quelques constructions à deux étages dans le centre
ville. Des maisons toutes simples, carrées ou rectangulaires,
avec un toit presque plat, plus ou moins grandes suivant le quartier.
Une seule route goudronnée : la nationale Qui traverse la
ville, et quelques routes pavées dans le centre-ville. Sinon,
c'est la terre, le sable rouge. Petites échoppes, beaucoup
d'enfants, de jeunes : plus de 50% de la population brésilienne
a moins de 20 ans. A Alagoinhas, excepté la grande usine de
bière à l'entrée de la ville, la zone
industrielle est presque vide. L'emploi est un problème
critique. Beaucoup, adultes et enfants font des "petits boulots"
pour pouvoir vivre. Dès 11-12 ans un certain nombre d'enfants
travaillent, pour aider la famille, et ne continuent donc pas
l'école. Ecole de toute façon déficiente :
enseignants mal payés, mal formés, pas motivés.
Il faut être riche pour pouvoir aller à l'université.
COMUNIDADE de TAIZE
Quelques frères
de la Communauté de Taizé sont installés dans un
quartier pauvre de la ville, à 40 minutes à pied du
centre-ville, depuis une trentaine d'années. Ils se sont
intégrés à la vie du quartier, partageant avec
les habitants les conditions de vie difficile et essayant d'apporter
une aide, des idées, une espérance.
Des bâtiments
simples, où logent les frères, quelques jeunes qui
aident, et les personnes qui viennent faire une retraite.
Réfectoires, salles de réunions, dortoirs, avec une
capacité d'accueil de 150 à 200 personnes. Terrain de
jeu pour les enfants, jardin pour le silence, petite chapelle ronde
aux murs de bambous, et l'église, ronde aussi, ou plutôt
octogonale, aux murs de bois, avec ses petits bancs alignés
devant l'autel.
L'activité des
frères se partage entre des animations de type paroissiales :
catéchèse, préparation à la confirmation,
au baptême, messe du dimanche (fr Bruno est prêtre) ; une
vie monastique de travail (vitraux, bougies) et de prière, et
une action sociale très importante (maison pour les personnes
âgées, crèches, accueil des enfants et des
jeunes, scolarisation, travail avec les enfants sourds, visites, aide
pour la construction de maisons en dur...).
ORGANISATION DE LA
JOURNEE
Le cadre est posé,
reste à décrire une "journée type"de
ma vie à Taizé, Brésil.
Lever avec le soleil
vers 6h-6h30. A 7h00, prière, suivie du petit-déjeuner
à 7h30. Je le prend avec la quarantaine d'enfants et les
professeurs de l'école de Nova Esperanca, créée
sous l'impulsion des frères pour scolariser des enfants en
difficulté et des enfants sourds. Ensuite, travail, suivant
les événements : rangement , discussion avec des
enfants, surveillance ou aide scolaire, visites à des
familles... Souvent un peu de temps ensuite pour apprendre un peu de
portugais par exemple. A 12h, prière, suivie du repas à
12h20. Deux heures de répit ensuite, avant d'aller chercher
les enfants pour la "brincadeira" (récréation)
dans quelques rues du quartier. Les raccompagner ensuite, puis
revenir pour écouter les jeunes de la Pastorale des Mineurs et
les apprentis qui viennent raconter un peu leur journée. Dîner
rapide et prière à 19h. Puis, temps libre...
IMAGES DE CES DEUX
PREMIERES SEMAINES (17-31 octobre)
La crèche
Cela fait 24 heures que
je suis arrivée. Aujourd'hui, avec Nicole, une jeune fille
Suisse Qui est là pour quelques mois comme moi, nous visitons
un peu le quartier autour de la communauté. Il est 16 heures.
Routes de sable rouge défoncées, bordées par les
petites maisons, les jardinets. Chiens, chats, coqs, enfants, jeunes
et moins jeunes. Un salut : "Boa tarde ! Tudo bom ?", un
sourire.
Dans la petite crèche,
c'est l'heure du repas. Une vingtaine d'enfants sont attablés
autour de tables basses, torses nus à cause de la chaleur.
Distribution des assiettes pleines d'une sorte de soupe aux haricots
rouges, avec des pâtes et un peu de viande. Avec Nicole, nous
donnons à manger à deux plus petits. Ils avalent
goulûment, sans dire un mot. Ici, ils reçoivent à
manger trois fois par jour. Chez eux, il n'y a souvent pas grand
chose. Petits ventres ballonnés. La petite fille dont s'occupe
Nicole est assise par terre, et pleure entre chaque cuillerée.
Elle ne marche pas, car sa mère l'a toujours portée et
elle n'a pas appris. Un bras lui sert de béquille. A côté,
une salle avec quelques lits d'enfants, des petits matelas sur le
sol.
Fin du repas. Nous
passons dans une troisième pièce. Dessins accrochés,
juste les murs et le carrelage. Une balle, deux ou trois bricoles, il
n'y a presque rien, pas de jouets, pas de coussins. Juste des enfants
qui courent, qui rient, qui pleurent, jouent et s'amusent. Une ronde,
quelques jeux...
La Brincadeira
15h00 : De ma chambre,
j'entends déjà les cris et les rires des enfants qui
attendent à l'entrée de la communauté. Vers
15h30, quand je les rejoins, ils sont suivant les jours une dizaine,
une trentaine et appellent "Rodolfo !". Les accueillir,
saluer, demander si tout va bien, avec mes quelques mots de
portugais. Fr Rodolfo arrive lui aussi, discute avec les uns les
autres un moment, puis descend pour ouvrir le portail qui donne accès
au terrain de jeu et à toute la partie qui est réservée
pour les enfants. Je descends avec ceux qui sont là par
l'extérieur, et nous attendons qu'il vienne ouvrir. D'autres
enfants sont déjà devant le portail, avec Evanessa et
Ricardo, deux jeunes qui aident pour la brincadeira. Tout le monde se
met en file : les plus petits, les garçons plus grands et les
filles. Les filles entrent d'abord. Ils se ruent vers la pièce
où sont rangés les jeux, et où les attend Dona
Sonia. Avec Rodolfo, ils distribuent les jouets. Les enfants sont
responsables du jeu qu'ils empruntent, et s'engagent à le
ramener à la fin, en échange de Quoi, ils reçoivent
une sucrerie ou une double ration de pain/orange. Cela permet que
tout revienne. Basket, jeux de balle, balançoire, vieux pneus
qui servent de cerceaux, et qu'ils font avancer à l'aide de
deux bâtons et d'un peu d'eau, bulles de savon, musique, jeux
de société, châteaux de sable, capoeira... Ca
court, ça crie, ça rie dans tous les sens. La
distribution des jouets terminée, "l'infirmerie"
ouvre : premiers soins, désinfecter, laver, panser, pommader,
soigner petits et gros bobos. Parfois il n'y a rien, juste un besoin
d'attention. Puis surveiller, jouer avec eux, régler les
conflits. J'aimerais arriver à raconter des histoires, car il
y a une petite bibliothèque de livres d'enfants, mais pour
l'instant, je n'y suis pas parvenue. A 17h, ils ramènent les
jouets, puis se mettent en files, par rues. Quelques uns ont été
chercher des oranges et des petits pains qui vont être
distribués à chacun. Fr Rodolfo appelle les files, une
par une, et chacun reçoit, un pain, une orange, parfois deux,
et repart chez soi. Je raccompagne ceux de la Rua do Valle. Moment
privilégié pour parler un peu. Les questions
reviennent, toujours les mêmes : tu es allemande ? Tu es la
soeur de Nicole ? Tu es de la famille de Rodolfo ? Quel âge
as-tu ? Es-tu mariée ? As-tu des enfants ? As-tu un petit ami
? As-tu un père, une mère, des frères, des
soeurs ? Parle en allemand ! Ah, tu es française ! Parle en
franchis, alors !... Ouvrir les oranges pour les plus petits, séparer
les bagarres, découvrir la maison de chacun, la famille, les
voisins. Mains poisseuses qui se glissent dans les miennes, pieds nus
dans le sable rouge.
Le CMFA
Premier week-end. Je
suis conviée à la réunion/rencontre du "Club
des mains Qui parlent" qui doit élire son nouveau bureau.
Temps de retraite, de bilan de l'année passée, de
projets, de rires, de jeux et de fête. Ils sont presque 20
jeunes du quartier, âgés de 14 à 20-22 ans. Le
club a été créé il y a trois ans avec
comme finalité de se mettre au service des jeunes et enfants
sourds : promotion de la langue des signes auprès des familles
et de l'entourage des jeunes, activités culturelles (capoeira,
chorale, théâtre), catéchèse... Aider à
ce qu'ils participent à la vie de la communauté et
grandissent. Dans le groupe, ils sont trois jeunes sourds. Il y a
beaucoup d'attention, de tendresse et d'amitié dans la façon
dont ils communiquent. Etonnant la façon dont ils se
comprennent d'un geste, d'un regard. Etonnant aussi ces jeunes qui
donnent beaucoup de leur temps pour d'autres : apprentissage de la
langue des signes, participation à la brincadeira, catéchèse,
et tous les différents projets du groupe. Ils sont aussi là,
pendant les prières, pour traduire les chants, les textes...
Mains qui prient et accompagnent les voix. Jeunes engagés, ils
vont à l'école, ou travaillent. Parfois les deux.
Mardi 26 octobre : le
club et les professeurs des enfants sourds ont organisé une
réunion avec les familles des jeunes, comme tous les mois.
Objectif : parler de ce qui a été réalisé
ces derniers mois, des projets, des problèmes. Egalement
répondre aux questions des parents, Qui ont parfois du mal.
Leur apprendre quelques signes.
Les jeunes présentent
un spectacle qu'ils ont présenté à un festival
de théâtre, remportant le trophée du meilleur
espoir. Trophée dont ils ne sont pas peu fiers. Ils ont
chaussé des gants blancs et jaunes se sont placés sur
la scène improvisée. La musique commence. Un professeur
lit un poème, une autre, en face d'eux, leur traduit celui-ci
en langage des signes, et eux jouent. Jouent de toutes leurs mains,
de tout leur corps. Expression. Le texte parle des mains. Ces mains
Qui sont capable de faire et d'exprimer tant de choses. Mains qui
parlent...
L'anniversaire
Aujourd'hui, Reginalda
fête ses 13 ans. Elle a invité trois amies à
venir célébrer son anniversaire à Taizé.
Dona Sonia a préparé un morceau de gâteau, avec
une bougie, quelques fleurs, un pot de jus de fruits. Nous chantons,
embrassades, félicitations, souhaits pour l'avenir. Elle
découpe ensuite une part de gâteau pour chacun. Giselle
sert le jus de mangue. Ce n'est pas très long. Elle emporte
avec elle le reste du gâteau pour sa famille. Demain, nous en
célébrerons deux autres, et toute l'année, avec
toujours le même rituel simple.
Romaria
Jeudi, je raccompagne
les enfants chez eux. Sur le chemin, Romaria, une douzaine d'années,
me demande : "tu m'enverras un cadeau quand tu seras rentrée
chez toi ?". Je ne sais pas trop quoi lui répondre.
"C'est difficile. De quoi aurais-tu envie ? Une photo, quelque
chose de France ?". Stupide. La réponse de la petite
fille me déroute dans le soir qui tombe : "J'aimerais
avoir un stylo, et un cahier aussi." Ce soir, avec ses soeurs,
elles m'invitent à rentrer chez elle, visiter leur maison, et
voir leur maman. Celle-ci m'accueille avec un sourire édenté.
Elle ne doit pas être si vieille, mais elle paraît si
âgée... Elle me fait remarquer que j'ai toutes mes
dents.
PREMIERES IMPRESSIONS
Pas évident
d'atterrir dans ce monde inconnu. Il y a des hauts, il y a des bas.
Mais Ça va plutôt bien avec le soutien de tous, la
prière.
Difficultés
: la première concerne les moustiques et autres bestioles qui
semblent bien m'apprécier. Il faut s'habituer à la
moustiquaire...Faire attention à l'eau, à la propreté
etc...Il y a la langue aussi, même si Ça commence à
aller mieux. Se repérer dans ce nouvel univers. Trouver ma
place au niveau du travail. Et puis surtout, comment réagir
face à des situations qui donnent envie de pleurer, de prendre
le premier avion pour l'Europe pour ne plus voir : les mères
de 14,15 ou 16 ans avec leurs bébés ; les maisons si
petites ; les blessures des enfants qui cicatrisent mal parce que mal
soignées ou à cause de la malnutrition ; situations
familiales ; enfants pieds nus, vêtements usés et
déchirés ; enfants qui travaillent dans la rue ;
capables de manger des platées impressionnantes...Le soutien
de la vie communautaire me manque, qu'elle soit familiale ou comme à
Taizé.
Joies : les
enfants, leurs rires, leurs jeux, leur accueil, leurs questions ; la
découverte ; les retrouvailles avec ceux qui étaient à
Taizé cet été et cet hiver ; la présence
d'une soeur française la première semaine ; l'accueil
de tous, les sourires dans la rue ; le rire de Valdemir ; les
journaux en français fournis par fr Rodéo ; le courrier
; la prière pour reprendre son souffle....